Victoire majeure pour les contribuables
Victoire majeure qui bouleverse les principes de la responsabilité civile du fisc… la route vers une imputabilité totale du fisc !
Bien qu’elle rejette, ce 18 juin 2020, l’appel d’un jugement de la Cour supérieure qui rejetait un recours en responsabilité civile contre l’Agence du revenu du Québec et l’Agence du revenu du Canada, la Cour d’appel du Québec procède à trois déclarations qui élèveront radicalement la capacité des contribuables à obtenir des dommages-intérêts du fisc :
(1) Dans les cas où est reproché le caractère arbitraire de la méthode de vérification choisie par le fisc, les jugements rendus par les cours de l’impôt sur la validité de la cotisation découlant de cette méthode de vérification constituent le point de départ de la prescription d’un recours en dommages-intérêts contre le fisc ;
(2) Les jugements des cours de l’impôt sont des faits juridiques importants dont doivent tenir compte les cours de dommages-intérêts dans la détermination de la responsabilité du fisc ;
(3) Les méthodes indirectes (arbitraires) de vérification sont des solutions de dernier recours pour le fisc qui ne peut les utiliser que lorsqu’il constate qu’il est impossible d’effectuer une vérification directe et traditionnelle ; le fisc doit d’abord conclure, pour des motifs raisonnables, que les livres, registres et pièces justificatives de l’entreprise ne sont pas fiables ;
La Cour d’appel place par contre un rempart face aux poursuites en dommages-intérêts contre le fisc en exigeant que les contribuables prouvent l’exercice abusif ou déraisonnable de son pouvoir discrétionnaire, empreint de mauvaise foi ou s’apparentant à une faute lourde, à de l’incurie ou insouciance grave. La Cour d’appel statue que la responsabilité du fisc ne sera pas retenue si seul est démontré l’exercice erroné de son pouvoir discrétionnaire.
Ce jugement consacre des avancées majeures pour des relations plus équitables entre les autorités fiscales et les contribuables.
Ce jugement est un don à la société des membres d’une famille d’entrepreneurs qui, au bénéfice de tous, ont consacré aux procédures judiciaires 17 des meilleures années de leur vie pour aboutir au jugement de la Cour d’appel.
Ce combat de justice pour tous devra se poursuivre alors que le manque d’imputabilité effective des autorités fiscales est un enjeu majeur d’intérêt public qui affecte, quotidiennement et profondément, la vie dans notre société.
Extraits du jugement
Contexte
[1] Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu le 24 novembre 2017 et rectifié le 7 décembre 2017, par l’honorable Florence Lucas de la Cour supérieure, district d’Iberville, qui rejette leur recours en responsabilité civile contre l’Agence du revenu du Québec et l’Agence du revenu du Canada.
[5] Le pourvoi met en cause les règles de responsabilité civile applicables aux agences du revenu à la suite d’une vérification et de mesures de perception que les appelants qualifient d’abusives. L’État ne sera pas nécessairement responsable de toutes les conséquences de l’exercice erroné d’un pouvoir discrétionnaire. Ce pourvoi trace la démarcation entre une erreur commise par un représentant de l’État dans l’exercice de sa discrétion, par opposition à un comportement déloyal, répréhensible ou empreint de mauvaise foi ou encore, un usage abusif ou déraisonnable de son pouvoir discrétionnaire s’apparentant à une faute lourde.
Faits
[7] Au début du mois de juillet 2003, l’Agence du revenu du Québec (ci-après l’« ARQ ») entame une vérification des taxes (TPS et TVQ) après qu’elle eut constaté un écart important quant aux taxes prélevées depuis 2002. La tâche est confiée aux vérificatrices Thibault et Gosselin qui se rendent à de nombreuses reprises au restaurant. La vérification sera en cours jusqu’en janvier 2004 et un premier projet d’avis de cotisation est envoyé au Relais, pour les années 2002 et 2003, pour plus d’un million de dollars.
[8] Les comptables de l’entreprise contestent la méthode de vérification utilisée, ce qui conduit à la réduction du projet d’avis de cotisation à quelque 860 610 $. Le supérieur des vérificatrices, estimant ce montant encore trop élevé, demande à celles-ci de le réduire de nouveau.
[9] C’est ainsi que, le 27 avril 2005, l’ARQ émet un avis de cotisation pour récupérer la taxe de vente pour la période du 20 janvier 2002 au 31 décembre 2003, établie à 516 363,72 $, additionnée d’une somme de 81 488,55 $ pour les taxes afférentes, intérêts et pénalités.
[10] En juillet 2005, le Relais dépose des avis d’opposition. Les démarches de recouvrement sont entamées et les sommes sont payables, malgré les oppositions. Il est donc convenu que le Relais versera temporairement 5 000 $ par mois aux deux agences.
[13] Le 14 décembre 2005, l’Agence du revenu du Canada (ci-après l’« ARC »), après quelques tentatives de communiquer avec les appelants, émet un avis de cotisation pour les années 2002 et 2003 et réclame 181 855 $. Un agent de recouvrement tente alors de communiquer avec les appelants, sans succès.
[19] Le 21 août 2007, le Relais dépose un avis d’appel relatif aux cotisations en impôt sur le revenu de l’ARC devant la Cour canadienne de l’impôt (ci-après « CCI »). Il dépose également une requête en prorogation du délai pour en appeler des cotisations quant à la TPS, requête qui est accordée le 8 février 2008.
[26] Le 15 novembre 2012, les appelants intentent un recours en responsabilité civile contre l’ARQ et l’ARC devant la Cour supérieure. Au terme d’un procès de 23 jours, leur demande est rejetée.
[27] La juge conclut à la prescription d’une partie des réclamations (celles touchant la conduite lors de la vérification fiscale en 2003-2004, l’émission des projets et avis de cotisation et les mesures de perception de 2005 à 2007), décidant que le point de départ de la prescription n’est pas le jugement de la CCI, car la compétence de la Cour supérieure pour accorder des dommages-intérêts est exclusive et distincte. Selon elle, la cristallisation des fautes alléguées, la première manifestation du préjudice ainsi que la connaissance du lien de causalité sont intervenues bien avant le jugement de la CCI.
[29] Malgré qu’elle se soit prononcée sur la prescription, la juge étudie la question de la faute. De manière préalable, elle écarte l’hypothèse selon laquelle elle serait liée par le jugement de la CCI puisque ses conclusions, quant au caractère erroné des cotisations en taxes, ne suffisent pas pour établir une faute du fisc. Elle examine par la suite les agissements de chacun des acteurs concernés pour conclure à l’absence de faute. Elle ajoute que la réclamation pour les dommages antérieurs au 15 octobre 2009 est prescrite.
Questions en appel
[32] Les appelants invoquent plusieurs moyens d’appel :
1) la réclamation ne serait pas prescrite;
2) l’ARQ et l’ARC ont commis des fautes;
3) ils ont droit à des dommages, dont des dommages punitifs;
4) Chionis possède l’intérêt juridique requis;
5) les intimés ont commis des abus de procédure.
ANALYSE
Remarques préliminaires
[33] Saisie de la contestation des avis de cotisation en taxes, la CCI a retenu les prétentions des appelants et accueilli l’appel afin d’annuler ces avis de cotisation :
[26] À mon avis, les éléments relevés par madame Thibault pour procéder à une reconstitution des ventes selon une méthode plus qu’arbitraire, n’étaient pas justifiés. Monsieur Chionis commençait à exploiter son commerce. S’il ne comptabilisait pas ses ventes de la façon préconisée par madame Thibault, ce n’est pas une raison pour entraîner ce dernier dans des coûts astronomiques pour se défendre contre une cotisation astronomique. Elle aurait pu conseiller à ce dernier d’entrer ses données selon une méthode acceptable pour le ministre et revenir une ou deux années plus tard pour faire sa vérification. D’ailleurs, madame Thibault reconnaît elle-même que les résultats obtenus étaient peu réalistes, puisqu’une partie de son témoignage a servi à expliquer tout ce qu’elle a fait pour réduire le montant des ventes non déclarées de 1 million $ à environ 500 000 $. Ce simple exercice démontre que les ventes reconstituées sont très aléatoires à la base et prouve, à mon sens, l’élasticité et la fragilité de la méthode alternative utilisée. Il est difficile, avec un tel écart, de justifier un coefficient de fiabilité de 95%.
[27] J’estime que l’appelante a fait une preuve prima facie que la reconstitution des ventes selon une méthode alternative n’était pas justifiée dans les circonstances. Les éléments tenus en compte pour procéder ainsi étaient à mon avis insuffisants, particulièrement lorsqu’on considère que l’appelante commençait tout juste l’exploitation de son restaurant. Il aurait été plus judicieux, et beaucoup moins coûteux pour tous, de donner un simple avis à l’appelante sur une meilleure façon de comptabiliser ses achats et ses ventes. Chose certaine, l’appelante a semé un doute sérieux sur la nécessité de procéder à la reconstitution des ventes dans ce cas particulier.
[35] Il est donc nécessaire de déterminer quelle portée devait être accordée à ce jugement par la Cour supérieure.
1- Prescription du recours
[44] Nous l’avons vu, la juge n’a pas retenu que le point de départ de la prescription puisse être le jugement rendu par la CCI, estimant que la compétence de la Cour supérieure pour accorder des dommages-intérêts est exclusive et distincte. Sur ce point, j’estime qu’elle commet une erreur lorsqu’elle affirme que le jugement de la CCI ne constitue pas le point de départ de la prescription et que, même que si les cotisations avaient été confirmées par la CCI, les appelants auraient pu tenter de convaincre un tribunal de droit commun que les cotisations étaient abusives.
[45] La juge estime que l’annulation de la cotisation par la CCI ne constituait pas un préalable pour poursuivre les agences gouvernementales car la compétence de la Cour supérieure ne dépend pas d’une décision antérieure du tribunal spécialisé. Pour affirmer cela, elle se base sur l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc.
[48] Les principes permettant de déterminer le point de départ de la prescription extinctive sont bien connus et fort bien résumés par la juge Thibault dans l’arrêt Laniel Supérieur :
[41] L’alinéa 2 de l’article 2880 C.c.Q. prévoit que le point de départ de la prescription extinctive se situe au jour où le droit d’action a pris naissance. La prescription d’une action en justice ne peut, en effet, commencer à courir tant que le droit d’y recourir n’est pas né. En matière de responsabilité civile extracontractuelle, le droit d’action naît au moment où les trois éléments constitutifs du recours en responsabilité – la faute, le préjudice et le lien de causalité entre les deux – sont réunis. Le demandeur doit être en mesure de savoir qu’une faute a été commise à son endroit et que celle-ci lui a causé un préjudice. De simples doutes, craintes, soupçons ou conjectures quant aux éléments constitutifs de la responsabilité sont insuffisants pour constituer le point de départ de la prescription. Un fondement sérieux pour chacun des éléments constitutifs du recours en responsabilité est nécessaire.
[49] En l’espèce, on imagine mal comment les appelants, qui auraient vu les avis de cotisation confirmés par la CCI, auraient pu soutenir que les autorités gouvernementales ont commis une faute en les émettant. Tant que le résultat de leur opposition aux avis de cotisation n’était pas connu, ils ignoraient si la conduite fautive alléguée aurait un impact sur la validité des cotisations. Ils devaient donc connaître le sort des cotisations avant de poursuivre l’ARQ.
[50] La concrétisation du préjudice était ici tributaire du jugement de la CCI. Les appelants ont fondé leur poursuite sur le caractère arbitraire de la méthode de vérification et, en l’espèce, un tel constat découle nécessairement en premier lieu d’un jugement accueillant l’appel de la cotisation. C’est le moment où le préjudice se manifeste véritablement qui constitue le point de départ de la prescription.
[52] Appliquant les mêmes principes, il y a lieu de conclure que le recours des appelants n’était pas prescrit.
2- Responsabilité civile de l’ARQ
2.1 Impact de la décision de la CCI quant à la faute
[56] Les appelants soutiennent que la juge aurait dû s’estimer liée par l’autorité de la chose jugée attachée aux déterminations de la CCI, dont celle relative à l’utilisation de la méthode de vérification qui n’était pas justifiée.
[57] Or, c’est à bon droit que la première juge a conclu que les conditions donnant ouverture aux doctrines de la chose jugée, de la préclusion ou de l’abus de procédure ne sont pas remplies. En effet, ce n’est pas le rôle de la CCI de conclure à la responsabilité des autorités fiscales car sa compétence est restreinte à l’analyse de la validité des cotisations faisant l’objet de l’appel. Les actes fautifs au cœur d’une poursuite en responsabilité civile soulèvent d’autres questions que celles visant le bien-fondé de la cotisation.
[58] Par contre, elle devait tenir compte qu’il appartient en premier lieu à la CCI de décider si l’emploi d’une méthode alternative est ou non justifiée, ce qui constitue souvent la première étape d’une décision portant sur le bien-fondé de la cotisation, comme le démontre une jurisprudence bien établie de cette Cour.
[59] La juge devait donc prendre acte du fait que la CCI a décidé que l’emploi de la méthode indirecte était injustifié en l’espèce. Ce fait juridique important devait la conduire à affirmer que l’ARQ a commis une erreur dans l’exercice de sa discrétion, en utilisant cette méthode de vérification.
[60] Pour bien mesurer l’impact de l’erreur de l’ARQ, il importe de dire quelques mots sur l’emploi d’une méthode alternative de vérification.
2.2 Utilisation d’une méthode alternative de vérification
[61] Il faut garder à l’esprit que l’utilisation d’une méthode alternative de vérification est en soi imparfaite et comporte sa part d’arbitraire, car il s’agit d’une solution de dernier recours utilisée par le fisc parce que les informations fournies par le contribuable ne sont pas fiables ou sont inexistantes.
[62] Il se dégage d’ailleurs de l’ensemble de la jurisprudence en matière fiscale qu’un vérificateur qui se voit confier la tâche de procéder à une vérification en matière de taxes doit d’abord tenter d’adopter l’approche traditionnelle. Ce n’est que lorsqu’il constate qu’il est impossible d’effectuer une vérification directe et traditionnelle, qu’il peut utiliser une méthode alternative.
[64] Ainsi, avant d’avoir recours à la méthode de vérification indirecte par sondage, le fisc doit d’abord conclure, pour des motifs raisonnables, que les livres, registres et pièces justificatives de l’entreprise ne sont pas fiables ou que les renseignements qui y sont consignés laissent planer un doute sérieux sur leur exactitude.
2.3 Qu’en est-il ?
[66] Au Québec, l’immunité de poursuite contre l’État a été abolie en 1965.
[67] L’ARQ est une personne morale de droit public assujettie au même régime juridique que l’État, étant régie par sa loi constitutive et de façon supplétive par le droit civil québécois. En effet, le Code civil du Québec s’applique à l’État et à ses organismes, sous réserve des autres règles qui leur sont applicables.
[68] En l’espèce, aucune disposition législative particulière ne vient restreindre la responsabilité de l’ARQ. Cette dernière est assujettie à toutes les lois québécoises de même qu’aux règles et code d’éthique qu’elle s’est imposés.
[69] Il résulte de ces principes que l’ARQ est soumise aux règles de droit commun contenues à l’article 1457 C.c.Q., à moins qu’un principe de droit public ne prime sur les règles de droit civil.
[72] Le pouvoir discrétionnaire de l’État et de ses préposés n’est pas absolu et ses limitations ont été décrites par de nombreux auteurs. Le professeur Garant résume ainsi ces limitations :
- l’auteur agit sans compétence ou excède sa compétence;
- l’auteur ne s’est pas conformé à la procédure prescrite, aux règles de justice naturelle ou à l’équité procédurale;
- l’auteur a poursuivi une finalité impropre, a agi de mauvaise foi ou par malice ou de façon discriminatoire;
- l’auteur a agi de façon déraisonnable ou absurde;
- l’auteur a agi de manière arbitraire commettant ainsi un abus de pouvoir.
[73] Ce n’est donc pas dans tous les cas où le pouvoir discrétionnaire n’a pas été bien exercé que l’autorité gouvernementale pourra être tenue responsable des dommages. C’est l’exercice abusif ou déraisonnable de la discrétion, empreint de mauvaise foi ou s’apparentant à une faute lourde, à de l’incurie ou insouciance grave, qui peut conduire à retenir la responsabilité de l’État, par opposition à l’exercice erroné de ce pouvoir discrétionnaire.
Dans la presse écrite, télévisée et sur le web
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